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il vivait même richement, sans dépenser tout son gain néanmoins, car il faisait des économies et prêtait sur gages à toute la maison de force. Il possédait un samovar, un bon matelas, des tasses, un couvert. Les Juifs de la ville ne lui ménageaient pas leur protection. Chaque samedi, il allait sous escorte à la synagogue (ce qui était autorisé par la loi). Il vivait comme un coq en pâte ; pourtant il attendait avec impatience l’expiration de sa peine pour « se marier ». C’était un mélange comique de naïveté, de bêtise, de ruse, d’impertinence, de simplicité, de timidité, de vantardise et d’impudence. Le plus étrange pour moi, c’est que les déportés ne se moquaient nullement de lui ; s’ils le taquinaient, c’était pour rire. Isaï Fomitch était évidemment un sujet de distraction et de continuelle réjouissance pour tout le monde : « Nous n’avons qu’un seul Isaï Fomitch, n’y touchez pas ! » disaient les forçats ; et bien qu’il comprit lui-même ce qu’il en était, il s’enorgueillissait de son importance ; cela divertissait beaucoup les détenus. Il avait fait son entrée au bagne de la façon la plus risible (elle avait eu lieu avant mon arrivée, mais on me la raconta). Soudain, un soir, le bruit se répandit dans la maison de force qu’on avait amené un Juif que l’on rasait en ce moment au corps de garde, et qu’il allait entrer immédiatement dans la caserne. Comme il n’y avait pas un seul Juif dans toute la prison, les détenus l’attendirent avec impatience, et l’entourèrent dès qu’il eut franchi la grande porte. Le sous-officier de service le conduisit à la prison civile et lui indiqua sa place sur les planches. Isaï Fomitch tenait un sac contenant les effets qui lui avaient été délivrés et ceux qui lui appartenaient. Il posa son sac, prit place sur le lit de camp et s’assit, les jambes croisées sous lui, sans oser lever les yeux. On se pâmait de rire autour de lui, les forçats l’assaillaient de plaisanteries sur son origine israélite. Soudain un jeune déporté écarta la foule et s’approcha de lui, portant à la main son vieux pantalon d’été, sale et déchiré, rapiécé de