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tous ceux qui n’avaient pas de métier déterminé, il faisait la contrebande de l’eau-de-vie. Il se laissait alors fouetter comme s’il consentait à cette punition et qu’il s’avouât en faute, autrement on l’aurait tué plutôt que de le faire se coucher. Plus d’une fois, je m’étonnai de voir qu’il me volait, malgré son affection pour moi. Cela lui arrivait par boutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit de reporter à ma place. Il n’avait que quelques pas à faire, mais chemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, et il dépensa aussitôt en eau-de-vie l’argent reçu. Probablement il ressentait ce jour-là un violent désir de boire, et quand il désirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individu comme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopeks, uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre ; en toute autre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles. Il m’avoua le soir même ce vol, mais sans aucun signe de repentir ou de confusion, d’un ton parfaitement indifférent, comme s’il se fut agi d’un incident ordinaire. J’essayai de le tancer comme il le méritait, car je regrettais ma Bible. Il m’écouta sans irritation, très-paisiblement ; il convint avec moi que la Bible est un livre très-utile, et regretta sincèrement que je ne l’eusse plus, mais il ne se repentit pas un instant de me l’avoir volée ; il me regardait avec une telle assurance que je cessai aussitôt de le gronder. Il supportait mes reproches, parce qu’il jugeait que cela ne pouvait se passer autrement, qu’il méritait d’être tancé pour une pareille action, et que par conséquent je devais l’injurier pour me soulager et me consoler de cette perte ; mais dans son for intérieur, il estimait que c’étaient des bêtises, des bêtises dont un homme sérieux aurait eu honte de parler. Je crois même qu’il me tenait pour un enfant, pour un gamin qui ne comprend pas encore les choses les plus simples du monde. Si je lui parlais d’autres sujets que de livres ou de sciences, il me répondait, mais par pure politesse, et en termes laconiques. Je me