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chiffon, une mauvaise doublure). Au bout de deux minutes, Antonof ne manqua pas d’injurier quelque peu Pétrof, par acquit de conscience et par sentiment des convenances, pour montrer qu’il n’avait pas eu trop peur. Mais Pétrof n’accorda aucune attention à ses injures ; il ne répondit même pas. Tout s’était terminé à son avantage, — les injures le touchaient peu, — il était satisfait d’avoir son chiffon. Un quart d’heure plus tard il rôdait dans la caserne, parfaitement désœuvré, cherchant une compagnie où il pourrait entendre quelque chose de curieux. Il semblait que tout l’intéressât, et, pourtant, il restait presque toujours indifférent à ce qu’il entendait, il errait oisif, sans but, dans les cours. On aurait pu le comparer à un ouvrier, à un vigoureux ouvrier, devant lequel le travail « tremble », mais qui pour l’instant n’a rien à faire et condescend, en attendant l’occasion de déployer ses forces, à jouer avec de petits enfants. Je ne comprenais pas pourquoi il restait en prison, pourquoi il ne s’évadait pas. Il n’aurait nullement hésité à s’enfuir, si seulement il l’avait voulu. Le raisonnement n’a de pouvoir, sur des gens comme Pétrof, qu’autant qu’ils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose, il n’existe pas d’obstacles à leur volonté. Je suis certain qu’il aurait su habilement s’évader, qu’il aurait trompé tout le monde, et qu’il serait resté des semaines entières sans manger, caché dans une forêt ou dans les roseaux d’une rivière. Mais cette idée ne lui était pas encore venue. Je ne remarquai en lui ni jugement, ni bon sens. Ces gens-là naissent avec une idée, qui toute leur vie les roule inconsciemment à droite et à gauche : ils errent ainsi jusqu’à ce qu’ils aient rencontré un objet qui éveille violemment leur désir ; alors ils ne marchandent pas leur tête. Je m’étonnais quelquefois qu’un homme qui avait assassiné son colonel pour avoir été battu, se couchât sans contestation sous les verges. Car on le fouettait quand on le surprenait à introduire de l’eau-de-vie dans la prison : comme