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était jeune, beau, vigoureux ; quand il en sortit, sa santé était ruinée, ses jambes ne le portaient plus, l’asthme oppressait sa poitrine. Non, me disais-je en le regardant, je veux vivre et je vivrai. Mon amour pour le travail me valut tout d’abord le mépris et les moqueries acérées de mes camarades. Mais je n’y faisais pas attention et je m’en allais allègrement où l’on m’envoyait, brûler et concasser de l’albâtre, par exemple. Ce travail, un des premiers que l’on me donna, est facile. Les ingénieurs faisaient leur possible pour alléger la corvée des nobles ; ce n’était pas de l’indulgence, mais bien de la justice. N’eût-il pas été étrange d’exiger le même travail d’un manœuvre et d’un homme dont les forces sont moitié moindres, qui n’a jamais travaillé de ses mains ? Mais cette « gâterie » n’était pas permanente ; elle se faisait même en cachette, car on nous surveillait sévèrement. Comme les travaux pénibles n’étaient pas rares, il arrivait souvent que la tâche était au-dessus de la force des nobles, qui souffraient ainsi deux fois plus que leurs camarades. On envoyait d’ordinaire trois, quatre hommes concasser l’albâtre ; presque toujours c’étaient des vieillards ou des individus faibles : — nous étions naturellement de ce nombre ; — on nous adjoignait en outre un véritable ouvrier, connaissant ce métier. Pendant plusieurs années, ce fut toujours le même, Almazof ; il était sévère, déjà âgé, hâlé et fort maigre, du reste peu communicatif, et difficile. Il nous méprisait profondément, mais il était si peu expansif, qu’il ne se donnait même pas la peine de nous injurier. Le hangar sous lequel nous calcinions l’albâtre était construit sur la berge escarpée et déserte de la rivière. En hiver, par un jour de brouillard, la vue était triste sur la rivière et la rive opposée, lointaine. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysage morne et nu. Mais on se sentait encore plus triste quand un soleil éclatant brillait au-dessus de cette plaine blanche, infinie ; on aurait voulu pouvoir s’envoler au loin dans cette steppe qui commençait à l’autre