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dignité plein de condescendance et ne se querellaient jamais inutilement. Bien notés auprès de l’administration, ils dirigeaient en quelque sorte les travaux ; aucun d’entre eux ne se serait abaissé à chercher noise pour des chansons : ils ne se ravalaient pas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polis envers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très-peu communicatifs. J’en parlerai aussi en détail.

Nous arrivâmes sur la berge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, toute prise dans les glaçons qu’il fallait démolir. Du l’autre côté de l’eau bleuissait la steppe, l’horizon triste et désert. Je m’attendais à voir tout le monde se mettre hardiment au travail ; il n’en fut rien. Quelques forçats s’assirent nonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage ; presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant du tabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison de trois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ils allumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercle autour de nous et se préparaient à nous surveiller d’un air ennuyé.

— Qui diable a eu l’idée de mettre bas cette barque ? fit un déporté à haute voix, sans s’adresser toutefois à personne. On tient donc bien à avoir des copeaux ?

— Ceux qui n’ont pas peur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua un autre.

— Où vont tous ces paysans ? fit le premier, après un silence.

Il n’avait même pas entendu la réponse qu’on avait faite à sa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe de paysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous les forçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à se moquer des passants par désœuvrement. Un de ces paysans, le dernier en ligne, marchait très-drôlement, les bras écartés, la tête inclinée de côté ; il