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les voir raccommodées avec de la toile ordinaire. Bien qu’elles fussent fort usées, on trouvait néanmoins moyen de les vendre à raison de quarante kopeks la pièce. Les mieux conservées allaient même au prix de soixante kopeks, ce qui était une grosse somme dans la maison de force.

L’argent, — je l’ai déjà dit, — a un pouvoir souverain dans la vie du bagne. On peut assurer qu’un détenu qui a quelques ressources souffre dix fois moins que celui qui n’a rien. — « Du moment que l’État subvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il de l’argent ? » Ainsi raisonnaient nos chefs. Néanmoins, je le répète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséder quelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraient morts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs, — les uns par ennui, par chagrin, — les autres pour être plus vite punis et par suite « changer leur sort », comme ils disaient. Si le forçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de son corps, qui s’est engagé dans des entreprises périlleuses pour les acquérir, dépense cet argent à tort et à travers, avec une stupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde qu’il n’en sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premier abord. Le forçat est avide d’argent ; il l’est à en perdre le jugement ; mais s’il le jette par la fenêtre, c’est pour se procurer ce qu’il préfère à l’argent. Et que met-il au-dessus de l’argent ? La liberté, ou du moins un semblant, un rêve de liberté ! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. J’en parlerai plus loin, avec plus de détails, mais pour le moment je me bornerai à dire que j’ai vu des condamnés à vingt ans de travaux forcés me dire d’un air tranquille : « — Quand je finirai mon temps, si Dieu le veut, alors… » Le nom même de forçat indique un homme privé de son libre arbitre ; — or, quand cet homme dépense son argent, il agit à sa guise. Malgré les stigmates et les fers, malgré la palissade d’enceinte qui cache le monde libre à ses yeux et l’enferme dans une