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que je lui en donnasse. Il regarda le papier que je lui tendais, me regarda, se tourna brusquement et sortit. Cela m’étonna au dernier point. Je sortis après lui et le trouvai derrière les casernes. Il était debout, la figure appuyée contre la palissade, accoudé sur les pieux,

— Souchiloff, qu’avez-vous donc ? lui demandai-je. Il ne me répondit pas, et à ma grande stupéfaction je m’aperçus qu’il était prêt à pleurer.

— Vous… pensez… Alexandre… Pétrovitch… fit-il d’une voix tremblante, en tâchant de ne pas me regarder, que je vous… pour de l’argent… mais moi… je… eh !

Il se tourna de nouveau et frappa la palissade de son front ; il se mit à sangloter. C’était la première fois, à la maison de force, que je voyais un homme pleurer. Je le consolai à grand’peine ; il me servit désormais avec encore plus de zèle, si c’est possible, il « m’observait » ; mais à des indices presque insaisissables, je pus deviner que son cœur ne me pardonnerait jamais mon reproche. Et cependant d’autres se moquaient de lui, le taquinaient chaque fois que l’occasion s’en présentait, l’insultaient même sans qu’il se fâchât ; au contraire, il vivait avec eux en bonne amitié. Oui, il est difficile de connaître un homme, même après l’avoir fréquenté de longues années.

Voilà pourquoi la maison de force n’avait pas pour moi au premier abord la signification qu’elle devait prendre plus tard. Voilà pourquoi, malgré mon attention, je ne pouvais démêler beaucoup de faits qui me crevaient les yeux. Ceux qui me frappèrent tout d’abord étaient les plus saillants, mais mon point de vue étant faux, ils ne me laissaient qu’une impression lourde et désespérément triste. Ce qui contribua surtout à ce résultat, ce fut ma rencontre avec A—f, le détenu arrivé au bagne avant moi et qui m’avait si douloureusement étonné les premiers jours. Il empoisonna tout le début de ma réclusion et aggrava encore mes souffrances morales déjà si cruelles.