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d’années l’affaire traînerait-elle ? Quel bénéfice en retirerait le plaignant ? Où sont enfin les témoins ? Ils se récuseraient, si même on en trouvait. — Voilà comment Souchiloff, pour un rouble d’argent et une chemise rouge, avait été envoyé à la section particulière.

Les détenus se moquaient de lui, non parce qu’il s’était troqué, bien qu’en général ils méprisent les sots qui ont eu la bêtise d’échanger un travail plus facile contre un plus pénible, mais parce qu’il n’avait rien reçu pour ce marché qu’une chemise rouge et un rouble, ce qui était une rétribution par trop dérisoire. On se troque d’ordinaire pour de grosses sommes, — relativement aux ressources des forçats ; — on reçoit même pour cela quelques dizaines de roubles. Mais Souchiloff était si nul, si impersonnel, si insignifiant, qu’il n’y avait pas moyen de se moquer de lui.

Nous avons vécu longtemps ensemble, lui et moi ; j’avais pris l’habitude de cet homme, et il avait conçu de l’attachement pour ma personne. Un jour cependant, — je ne me pardonnerai jamais ce que j’ai fait là, — il n’avait pas exécuté mes ordres ; comme il vint me demander de l’argent, j’eus la cruauté de lut dire : « — Vous savez bien demander de l’argent, mais vous ne faites pas ce qu’on vous dit ! » Souchiloff se tut et se hâta d’obéir, mais tout à coup devint très-triste. Deux jours se passèrent. Je ne pouvais croire qu’il pût s’affecter si fort de ce que je lui avais dit. Je savais qu’un détenu nommé Vassilief exigeait impérieusement de lui le payement d’une petite dette. Il était probablement à court d’argent, et n’osait pas m’en demander : « —Souchiloff, vous vouliez, je crois, me demander de l’argent pour payer Antône Vassilief, tenez, en voici ! » J’étais assis sur mon lit de camp. Souchiloff resta debout devant moi, fort étonné que je lui proposasse moi-même de l’argent et que je me fusse souvenu de sa position épineuse, d’autant plus que dans ces derniers temps, à son idée, il m’avait demandé beaucoup d’avances et qu’il n’osait pas espérer