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devant témoins. Le lendemain Souchiloff est dégrisé, mais on le fait boire de nouveau, aussi ne peut-il plus refuser : le rouble est bu ; au bout de peu de temps, la chemise rouge a le même sort. — « Si tu ne consens plus au marché, rends-moi l’argent que je t’ai donné ! » dit Mikaïloff. Où Souchiloff prendrait-il un rouble ? S’il ne le rend pas, l’artel le forcera à le rendre ; les déportés sont chatouilleux sur ce point-là. Il faut qu’il tienne sa promesse, l’artel l’exige, sans quoi, malheur ! on tue le malhonnête homme ou au moins on l’intimide sérieusement.

En effet, que l’artel montre une seule fois de l’indulgence pour ceux qui n’exécutent pas leur promesse, et c’en est fait de ces trocs de noms. Si l’on peut renier la parole donnée et rompre le marché conclu, après avoir touché la somme fixée, qui se tiendra lié par les conditions convenues ? En un mot, c’est une question de vie ou de mort pour l’artel, une question qui les touche tous ; aussi les déportés se montrent-ils fort sévères dans ce cas. —Souchiloff s’aperçoit enfin qu’il est impossible de reculer, que rien ne le sauvera, aussi consent-il à ce qu’on exige de lui. On annonce alors le marché à tout le convoi, et si l’on craint les dénonciations, on régale convenablement ceux dont on n’est pas sûr. Cela leur est bien égal, aux autres ! que ce soit Mikaïloff ou Souchiloff qui aille au diable ; ils ont bu de l’eau-de-vie, ils ont été régalés, aussi le secret est-il gardé par tous. À l’étape suivante, on fait l’appel ; quand le tour de Mikaïloff arrive, Souchiloff dit : Présent ! Mikaïloff répond : Présent ! pour Souchiloff, et l’on va plus loin. On ne parle même plus de la chose. À Tobolsk, on trie les prisonniers, Mikaïloff s’en ira coloniser le pays, tandis que Souchiloff est conduit à la division particulière sous une double escorte. Impossible de réclamer, de protester, que pourrait-on prouver ? Combien