Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/105

Cette page n’a pas encore été corrigée

lui donnasse. Il n’aurait pu vivre sans servir quelqu’un, il m’avait accordé la préférence parce que j’étais plus affable et surtout plus équitable que les autres en matière d’argent. C’était un de ces êtres qui ne s’enrichissent jamais, qui ne font jamais bien leurs affaires ; de ces gens que les joueurs louaient pour veiller toute la nuit dans l’antichambre, aux écoutes du moindre bruit qui annoncerait l’arrivée du major ; ils recevaient cinq kopeks pour une nuit entière. En cas de perquisition nocturne, ils ne recevaient rien ; leur dos répondait au contraire de leur inattention. Ce qui caractérise cette sorte d’hommes, c’est leur absence complète de personnalité : ils la perdent partout et toujours, ils ne sont jamais qu’au second ou au troisième plan. Cela est inné en eux. Souchiloff était un pauvre hère, doux, ahuri ; on eût dit qu’il venait d’être battu, il l’était de naissance ; et pourtant personne dans notre caserne n’eût porté la main sur lui. J’ai toujours eu pitié de lui sans savoir pourquoi. Je ne pouvais le regarder sans éprouver une profonde compassion. — Pourquoi avais-je pitié de lui ? Je ne saurais répondre à cette question. Je ne pouvais pas lui parler, car il ne savait pas causer : il s’animait seulement quand, pour mettre fin à la conversation, je lui donnais quelque chose à faire, quand je le priais de courir quelque part. J’acquis la conviction que je lui causais du plaisir en lui donnant un ordre. Ni grand, ni petit, ni laid, ni beau, ni bête, ni intelligent, ni vieux, ni jeune, il était difficile de dire quelque chose de défini, de certain, de cet homme au visage légèrement grêlé, aux cheveux blonds. Un point seulement me paraissait ressortir : il appartenait, autant que je pus le deviner, à la même compagnie que Sirotkine, il lui appartenait par son ahurissement et son irresponsabilité. Les détenus se moquaient quelquefois de lui parce qu’il s’était troqué en route, en venant en Sibérie, et qu’il s’était troqué pour une chemise rouge et un rouble d’argent. On riait de la somme infime pour laquelle il s’était vendu. Se troquer signifie