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SOUVENIRS DE LA MAISON MORTS.

était hostile et terrible. Il me semblait du moins qu’il en était ainsi.

La curiosité sauvage avec laquelle m’examinaient mes camarades les forçats, leur dureté envers un ex-gentilhomme qui entrait dans leur corporation, dureté qui était parfois de la haine, — tout cela me tourmentait tellement que je désirais moi-même aller au travail, afin de mesurer d’un seul coup l’étendue de mon malheur, de vivre comme les autres et de tomber avec eux dans la même ornière. Beaucoup de faits m’échappaient, et je ne savais pas encore démêler de l’hostilité générale la sympathie que l’on me manifestait. Du reste, l’affabilité et la bienveillance que m’avaient témoignées certains forçats, me rendirent un peu de courage et me ranimèrent. Le plus aimable à mon égard fut Akim Akimytch. Je remarquai bientôt aussi quelques bonnes et douces figures dans la foule sombre et haineuse des autres. — « On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants, il y a du bon, me hâtai-je de penser en guise de consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres. » Tout en pensant ainsi, je hochais la tête, et pourtant, mon Dieu ! je ne savais pas combien j’avais raison.

Le forçat Souchiloff par exemple : un homme que je n’appris à connaître que beaucoup plus tard, quoiqu’il fût presque toujours dans mon voisinage pendant tout mon temps. Dès que je parle des forçats qui ne sont pas pires que les autres, involontairement je pense à lui. Il me servait, ainsi qu’un autre détenu nommé Osip, qu’Akim Akimytch m’avait recommandé dès mon entrée en prison : pour trente kopeks par mois, cet homme s’engageait à me cuisiner un dîner à part, au cas où l’ordinaire de la prison me dégoûterait et où je pourrais me nourrir à mon compte. Osip était un des quatre cuisiniers désignés par les détenus dans nos deux cuisines : entre parenthèses, ils pouvaient accepter ou refuser ces fonctions et les quitter quand bon leur semblait.