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air méphitique, de jurements obscènes accompagnés de bruits de chaînes, d’insultes et de rires cyniques. Je m’étendis sur les planches nues, la tête appuyée sur mon habit roulé (je n’avais pas alors d’oreiller), et je me couvris de ma touloupe ; mais par suite des pénibles impressions de cette première journée, je ne pus m’endormir tout de suite. Ma vie nouvelle ne faisait que commencer. L’avenir me réservait beaucoup de choses que je n’avais pas prévues, et auxquelles je n’avais jamais pensé.



V


LE PREMIER MOIS.


Trois jours après mon arrivée, je reçus l’ordre d’aller au travail. L’impression qui m’est restée de ce jour est encore très-nette, bien qu’elle n’ait rien présenté de particulier, si l’on ne prend pas en considération ce que ma position avait en elle-même d’extraordinaire. Mais c’étaient les premières sensations : à ce moment encore, je regardais tout avec curiosité. Ces trois premières journées furent certainement les plus pénibles de ma réclusion. — « Mes pérégrinations sont finies, me disais-je à chaque instant ; me voici arrivé au bagne, mon port pour de longues années. C’est ici le coin où je dois vivre ; j’y entre le cœur navré et plein de défiance… Qui sait ? quand il me faudra le quitter, peut-être le regretterai-je sincèrement », ajoutais-je, poussé par cette maligne jouissance qui vous excite à fouiller votre plaie, comme pour en savourer les souffrances ; on trouve quelquefois une jouissance aiguë dans la conscience de l’immensité de son propre malheur. La pensée que je pourrais regretter ce séjour m’effrayait moi-même. Déjà alors je pressentais à quel degré incroyable l’homme est un animal d’accoutumance. Mais ce n’était que l’avenir, tandis que le présent qui m’entourait