que cet homme, ne sachant que faire des neuf dixièmes de l’humanité, les réduise en esclavage ? Depuis longtemps je le soupçonnais.
— C’est de votre frère que vous parlez ainsi ? demanda le boiteux.
— La parenté ? Vous moquez-vous de moi, oui ou non ?
— D’ailleurs, travailler pour des aristocrates et leur obéir comme à des dieux, c’est une lâcheté ! observa l’étudiante irritée.
— Ce que je propose n’est point une lâcheté, j’offre en perspective le paradis, un paradis terrestre, et il ne peut pas y en avoir un autre sur la terre, répliqua d’un ton d’autorité Chigaleff.
— Moi, cria Liamchine, — si je ne savais que faire des neuf dixièmes de l’humanité, au lieu de leur ouvrir le paradis, je les ferais sauter en l’air, et je ne laisserais subsister que le petit groupe des hommes éclairés, qui ensuite se mettraient à vivre selon la science.
— Il n’y a qu’un bouffon qui puisse parler ainsi ! fit l’étudiante pourpre d’indignation.
— C’est un bouffon, mais il est utile, lui dit tout bas madame Virguinsky.
Chigaleff se tourna vers Liamchine.
— Ce serait peut-être la meilleure solution du problème ! répondit-il avec chaleur ; — sans doute, vous ne savez pas vous- même, monsieur le joyeux personnage, combien ce que vous venez de dire est profond. Mais comme votre idée est presque irréalisable, il faut se borner au paradis terrestre, puisqu’on a appelé cela ainsi.
— Voilà passablement d’absurdités ! laissa, comme par mégarde, échapper Verkhovensky. Du reste, il ne leva pas les yeux et continua, de l’air le plus indifférent, à se couper les ongles.
Le boiteux semblait n’avoir attendu que ces mots pour _empoigner_ Pierre Stépanovitch.