— En résumé, il ne s’agit que du désespoir de Chigaleff, conclut Liamchine, — toute la question est celle-ci : le désespoir de Chigaleff est-il ou non fondé ?
— Le désespoir de Chigaleff est une question personnelle, déclara le collégien.
— Je propose de mettre aux voix la question de savoir jusqu’à quel point le désespoir de Chigaleff intéresse l’œuvre commune ; le scrutin décidera en même temps si c’est, ou non, la peine de l’entendre, opina un loustic dans le groupe des officiers.
— Il y a ici autre chose, messieurs, intervint le boiteux ; un sourire équivoque errait sur ses lèvres, en sorte qu’on ne pouvait pas trop savoir s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. — Ces lazzis sont déplacés ici. M. Chigaleff a étudié trop consciencieusement son sujet et, de plus, il est trop modeste. Je connais son livre. Ce qu’il propose comme solution finale de la question, c’est le partage de l’espèce humaine en deux groupes inégaux. Un dixième seulement de l’humanité possèdera les droits de la personnalité et exercera une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci perdront leur personnalité, deviendront comme un troupeau ; astreints à l’obéissance passive, ils seront ramenés à l’innocence première, et, pour ainsi dire, au paradis primitif, où, du reste, ils devront travailler. Les mesures proposées par l’auteur pour supprimer le libre arbitre chez les neuf dixièmes de l’humanité et transformer cette dernière en troupeau par de nouvelles méthodes d’éducation, — ces mesures sont très remarquables, fondées sur les données des sciences naturelles, et parfaitement logiques. On peut ne pas admettre certaines conclusions, mais il est difficile de contester l’intelligence et le savoir de l’écrivain. C’est dommage que les circonstances ne nous permettent pas de lui accorder les dix soirées qu’il demande, sans cela nous pourrions entendre beaucoup de choses curieuses.
Madame Virguinsky s’adressa au boiteux d’un ton qui trahissait une certaine inquiétude :
— Parlez-vous sérieusement ? Est-il possible