j’ai, malgré tout, les habitudes d’un homme comme il faut, et leur commerce me répugnait. Mais si j’avais éprouvé à leur égard plus de haine et de jalousie, peut-être me serais-je mis avec eux. Jugez si j’en ai pris à mon aise !
« Chère amie, créature tendre et magnanime que j’ai devinée ! Peut- être attendez-vous de votre amour un miracle, peut-être vous flattez-vous qu’à force de répandre sur moi les trésors de votre belle âme, vous finirez par devenir vous-même le but qui manque à ma vie ? Non, mieux vaut ne pas vous bercer de cette illusion : mon amour sera aussi mesquin que je le suis moi-même, et vous n’avez pas de chance. Quand on n’a plus d’attache à son pays, m’a dit votre frère, on n’a plus de dieux, c’est-à-dire plus de but dans l’existence. On peut discuter indéfiniment sur tout, mais de moi il n’est sorti qu’une négation sans grandeur et sans force. Encore me vanté-je en parlant ainsi. Tout est toujours faible et mou. Le magnanime Kiriloff a été vaincu par une idée, et — il s’est brûlé la cervelle ; mais je vois sa magnanimité dans ce fait qu’il a perdu la tête. Jamais je ne pourrai en faire autant. Jamais je ne pourrai croire aussi passionnément à une idée. Bien plus, il m’est impossible de m’occuper d’idées à un tel point. Jamais, jamais je ne pourrai me brûler la cervelle !
« Je sais que je devrais me tuer, me balayer de la surface de la terre comme un misérable insecte ; mais j’ai peur du suicide, car je crains de montrer de la grandeur d’âme. Je vois que ce serait encore une tromperie, — un dernier mensonge venant s’ajouter à une infinité d’autres. Quel avantage y a-t-il donc à se tromper soi-même, uniquement pour jouer à l’homme magnanime ? Devant toujours rester étranger à l’indignation et à la honte, jamais non plus je ne pourrai connaître le désespoir.
« Pardonnez-moi de vous écrire si longuement. Dix lignes suffisaient pour appeler ma « garde-malade ».
« Après avoir pris le train l’autre jour, je suis descendu à la sixième station, et j’habite là incognito chez un employé