Je pars dans deux jours et je ne reviendrai plus. Voulez-vous venir avec moi ?
« L’an dernier, comme Hertzen, je me suis fait naturaliser citoyen du canton d’Uri, et personne ne le sait. J’ai acheté dans ce pays une petite maison. Je possède encore douze mille roubles ; nous nous transporterons là-bas et nous y resterons éternellement. Je ne veux plus aller nulle part désormais.
« Le lieu est fort ennuyeux ; c’est un vallon resserré entre des montagnes qui gênent la vue et la pensée ; il y fait fort sombre. Je me suis décidé pour cet endroit parce qu’il s’y trouvait une maisonnette à vendre. Si elle ne vous plaît pas, je m’en déferai et j’en achèterai une autre ailleurs.
« Je ne me porte pas bien, mais j’espère que l’air de la Suisse me guérira de mes hallucinations. Voilà pour le physique ; quant au moral, vous savez tout ; seulement, est-ce bien tout ?
« Je vous ai raconté beaucoup de ma vie, mais pas tout. Même à vous je n’ai pas tout dit ! À propos, je vous certifie qu’en conscience je suis coupable de la mort de ma femme. Je ne vous ai pas vue depuis lors, c’est pourquoi je vous déclare cela. Du reste, j’ai été coupable aussi envers Élisabeth Nikolaïevna, mais sur ce point je n’ai rien à vous apprendre ; tout ce qui est arrivé, vous l’aviez en quelque sorte prédit.
« Il vaut mieux que vous ne veniez pas. C’est une terrible bassesse que je fais en vous appelant auprès de moi. Et pourquoi enseveliriez-vous votre vie dans ma tombe ? Vous êtes gentille pour moi et, dans mes accès d’hypocondrie, j’étais bien aise de vous avoir à mes côtés : devant vous, devant vous seule je pouvais parler tout haut de moi-même. Mais ce n’est pas une raison. Vous vous êtes définie vous-même une « garde-malade », — tel est le mot dont vous vous êtes servie ; pourquoi vous immoler ainsi ? Remarquez encore qu’il faut n’avoir pas pitié de vous pour vous appeler, et ne pas vous estimer pour vous attendre. Cependant je vous a