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présomptions donnèrent à penser, dès le premier moment, que Kiriloff devait avoir eu des complices. Il était hors de doute que Chatoff et Kiriloff avaient fait partie d’une société secrète non étrangère aux proclamations. Mais quels étaient ces complices ? Personne, ce jour-là, ne songea à soupçonner quelqu’un des nôtres On savait que Kiriloff vivait en reclus et dans une solitude telle que, comme le disait la lettre, Fedka, si activement recherché partout, avait pu loger chez lui pendant dix jours… Ce qui surtout énervait l’esprit public, c’était l’impossibilité de tirer au clair ce sinistre imbroglio. Il serait difficile d’imaginer à quelles conclusions fantastiques serait arrivée notre société en proie à l’affolement de la peur, si tout ne s’était brusquement expliqué le lendemain, grâce à Liamchine.

Il ne put y tenir et donna raison au pressentiment qui, dans les derniers temps, avait fini par inquiéter Pierre Stépanovitch lui- même. Placé sous la surveillance de Tolkatchenko, le Juif passa dans son lit toute la journée qui suivit le crime et, en apparence, il fut très calme : le visage tourné du côté du mur, il ne disait pas un mot et répondait à peine, si on lui adressait la parole. De la sorte, il ne sut rien de ce qui avait eu lieu ce jour-là en ville. Mais ces événements parvinrent à la connaissance de Tolkatchenko ; en conséquence, le soir venu, il renonça au rôle que Pierre Stépanovitch lui avait confié auprès de Liamchine, et quitta la ville pour se rendre dans le district ; autrement dit, il prit la fuite. Comme l’avait prédit Erkel, tous perdirent la tête. Je note en passant que, dans l’après-midi de ce même jour, Lipoutine disparut aussi. Toutefois, le départ de celui-ci ne fut connu de l’autorité que le lendemain soir ; on alla interroger sa famille qui, fort inquiète de cette fugue, n’avait pas osé en parler dans la crainte de le compromettre.

Mais je reviens à Liamchine. À peine eut-il été laissé seul qu’il s’élança hors de chez lui et, naturellement, ne tarda pas à apprendre l’état des choses. Sans même repasser à son domicile, il se mit à fuir en courant tout droit devant lui.