Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/38

Cette page n’a pas encore été corrigée

— On en a peur, cela prouve leur puissance. Elles déchirent tous les voiles et montrent que chez nous on ne peut s’appuyer sur rien. Elles parlent haut dans le silence universel. En laissant de côté la forme, ce qui doit surtout leur assurer la victoire, c’est l’audace, jusqu’ici sans précédent, avec laquelle leurs auteurs envisagent en face la vérité. C’est là un trait qui n’appartient qu’à la génération contemporaine. Non, en Europe on n’est pas encore aussi hardi, l’autorité y est solidement établie, il y a encore là des éléments de résistance. Autant que j’en puis juger, tout le fond de l’idée révolutionnaire russe consiste dans la négation de l’honneur. Je suis bien aise que ce principe soit aussi crânement affirmé. En Europe, ils ne comprendront pas encore cela, mais chez nous rien ne réussira mieux que cette idée. Pour le Russe l’honneur n’est qu’un fardeau superflu, et il en a toujours été ainsi à tous les moments de son histoire. Le plus sûr moyen de l’entraîner, c’est de revendiquer carrément le droit au déshonneur. Moi, je suis un homme de l’ancienne génération, et, je l’avoue, je tiens encore pour l’honneur, mais c’est seulement par habitude. Je garde un reste d’attachement aux vieilles formes ; mettons cela, si vous voulez, sur le compte de la pusillanimité ; à mon âge on ne renonce pas facilement à des préjugés invétérés.

Il s’arrêta tout à coup.

— « Je parle, je parle », pensa-t-il, « et il écoute toujours sans rien dire. J’ai pourtant une question à lui adresser, c’est pour cela qu’il est venu. Je vais la lui faire. »

— Julie Mikhaïlovna m’a prié de vous interroger adroitement afin de savoir quelle est la surprise que vous préparez pour le bal d’après-demain, fit soudain Pierre Stépanovitch.

— Oui, ce sera en effet une surprise, et j’étonnerai… ; répondit Karmazinoff en prenant un air de dignité, — mais je ne vous dirai pas mon secret.

Pierre Stépanovitch n’insista pas.

— Il y a ici un certain Chatoff, poursuivit le grand écrivain, — et, figurez-vous, je ne l’ai pas encore vu.