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rochaine) ; mais ici, en Russie, ce qui nous menace, ce n’est même pas un écroulement, c’est une dissolution. La sainte Russie est le pays du monde qui offre le moins d’éléments de stabilité. Le populaire reste encore plus ou moins attaché au dieu russe, mais, aux dernières nouvelles, le dieu russe était bien malade, à peine s’il a pu résister à l’affranchissement des paysans, du moins il a été fort ébranlé. Et puis les chemins de fer, et puis vous… je ne crois plus du tout au dieu russe.

— Et au dieu européen ?

— Je ne crois à aucun dieu. On m’a calomnié auprès de la jeunesse russe. J’ai toujours été sympathique à chacun de ses mouvements. On m’a montré les proclamations qui circulent ici. Leur forme effraye le public, mais il n’est personne qui, sans oser se l’avouer, ne soit convaincu de leur puissance ; depuis longtemps la société périclite, et depuis longtemps aussi elle sait qu’elle n’a aucun moyen de salut. Ce qui me fait croire au succès de cette propagande clandestine, c’est que la Russie est maintenant dans le monde entier la nation où un soulèvement rencontrerait le moins d’obstacles. Je comprends trop bien pourquoi tous les Russes qui ont de la fortune filent à l’étranger, et pourquoi cette émigration prend d’année en année des proportions plus considérables. Il y a là un simple instinct. Quand un navire va sombrer, les rats sont les premiers à le quitter. La sainte Russie est un pays plein de maisons de bois, de mendiants et… de dangers, un pays où les hautes classes se composent de mendiants vaniteux et où l’immense majorité de la population crève de faim dans des chaumières. Qu’on lui montre n’importe quelle issue, elle l’accueillera avec joie, il suffit de la lui faire comprendre. Seul le gouvernement veut encore résister, mais il brandit sa massue dans les ténèbres et frappe sur les siens. Ici tout est condamné. La Russie, telle qu’elle est, n’a pas d’avenir. Je suis devenu Allemand, et je m’en fais honneur.

— Non, mais tout à l’heure vous parliez des proclamations, dites- moi ce que vous en pensez.