rophimovitch n’était pas, à vrai dire, un précepteur, mais « un grand savant, adonné aux hautes sciences et en même temps propriétaire dans le pays ; depuis vingt-deux ans il demeurait chez la grosse générale Stavroguine dont il était l’homme de confiance, et tout le monde en ville avait pour lui une considération extraordinaire ; au club de la noblesse, il lui arrivait de perdre en une soirée des centaines de roubles ; son rang dans le tchin était celui de secrétaire, titre correspondant au grade de lieutenant-colonel dans l’armée. Ce n’était pas étonnant qu’il eût de l’argent, car la grosse générale Stavroguine ne comptait pas avec lui », etc., etc.
« Mais c’est une dame, et très comme il faut », se disait Stépan Trophimovitch à peine remis du trouble que lui avait causé la rencontre d’Anisim, et il considérait d’un œil charmé sa voisine la colporteuse, qui pourtant avait sucré son thé à la façon des gens du peuple. « Ce petit morceau de sucre, ce n’est rien… Il y a en elle quelque chose de noble, d’indépendant et, en même temps, de doux. Le comme il faut tout pur, seulement avec une nuance sui generis. »
Elle lui apprit qu’elle s’appelait Sophie Matvievna Oulitine et qu’elle avait son domicile à K…, où habitait sa sœur, une veuve appartenant à la classe bourgeoise ; elle-même était veuve aussi : son mari, ancien sergent-major promu sous-lieutenant, avait été tué à Sébastopol.
— Mais vous êtes encore si jeune, vous n’avez pas trente ans.
— J’en ai trente-quatre, répondit en souriant Sophie Matvievna.
— Comment, vous comprenez le français ?
— Un peu ; après la mort de mon mari, j’ai passé quatre ans dans une maison noble, et là j’ai appris quelques mots de français en causant avec les enfants.
Elle raconta que, restée veuve à l’âge de dix-huit ans, elle avait été quelque temps ambulancière à Sébastopol, qu’ensuite elle avait vécu dans différents endroits, et que maintenant elle allait çà et là vendre l’Évangile.