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— Non, ce n’est pas que je sois militaire, je…

« Quelle curieuse commère ! maugréait à part soi Stépan Trophimovitch, et comme ils me regardent… mais enfin… En un mot, c’est étrange, on dirait que j’ai des comptes à leur rendre, et pourtant il n’en est rien. »

La femme s’entretenait tout bas avec le paysan.

— Si cela peut vous être agréable, nous vous conduirons.

La mauvaise humeur de Stépan Trophimovitch disparut aussitôt.

— Oui, oui, mes amis, j’accepte avec grand plaisir, car je suis bien fatigué, seulement comment vais-je m’introduire là ?

« Que c’est singulier ! se disait-il, je marche depuis si longtemps côte à côte avec cette vache, et l’idée ne m’était pas venue de leur demander une place dans leur chariot… Cette « vie réelle » a quelque chose de très caractéristique… »

Pourtant le moujik n’arrêtait pas son cheval.

— Mais où ? questionna-t-il avec une certaine défiance.

Stépan Trophimovitch ne comprit pas tout de suite.

— Vous allez sans doute jusqu’à Khatovo ?

— À Khatovo ? Non, ce n’est pas que j’aille à Khatovo… Je ne connais même pas du tout cet endroit ; j’en ai entendu parler cependant.

— Khatovo est un village, à neuf verstes d’ici.

— Un village ? C’est charmant, je crois bien en avoir entendu parler…

Stépan Trophimovitch marchait toujours, et les paysans ne se pressaient pas de le prendre dans leur chariot. Une heureuse inspiration lui vint tout à coup.

— Vous pensez peut-être que je… J’ai mon passeport et je suis professeur, c’est-à-dire, si vous voulez, précepteur… mais principal. Je suis précepteur principal. Oui, c’est comme ça qu’on peut traduire. Je voudrais bien m’asseoir à côté de vous et je vous payerais… je vous payerais pour cela une demi-bouteille d’eau-de-vie.

— Donnez-nous cinquante kopeks, monsieur, le chemin est difficile.