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qui leur rendit la pareille, mais, quand ils furent à vingt pas de lui, il se leva brusquement et se mit en marche pour les rejoindre. Il lui semblait qu’il serait plus en sûreté près d’un chariot. Toutefois, dès qu’il eût rattrapé la télègue, il oublia encore tout et retomba dans ses rêveries. Il marchait à grands pas, sans soupçonner assurément que, pour les deux villageois, il était l’objet le plus bizarre et le plus énigmatique que l’on pût rencontrer sur une grande route. À la fin, la femme ne fut plus maîtresse de sa curiosité.

— Qui êtes-vous, s’il n’est pas impoli de vous demander cela ? commença-t-elle soudain, au moment où Stépan Trophimovitch la regardait d’un air distrait. C’était une robuste paysanne de vingt-sept ans, aux sourcils noirs et au teint vermeil ; ses lèvres rouges entr’ouvertes par un sourire gracieux laissaient voir des dents blanches et bien rangées.

— Vous… c’est à moi que vous vous adressez ? murmura le voyageur désagréablement étonné.

— Vous devez être un marchand, dit avec assurance le moujik ; ce dernier âgé de quarante ans, était un homme de haute taille, porteur d’une barbe épaisse et rougeâtre ; sa large figure ne dénotait pas la bêtise.

— Non, ce n’est pas que je sois un marchand, je… je… moi, c’est autre chose, fit entre ses dents Stépan Trophimovitch qui, à tout hasard, laissa passer le chariot devant lui et se mit à marcher derrière côte à côte avec la vache.

Les mots étrangers que le paysan venaient d’entendre furent pour lui un trait de lumière.

— Vous êtes sans doute un seigneur, reprit-il, et il activa la marche de sa rosse.

— Vous êtes en promenade ? questionna de nouveau la femme.

— C’est… c’est moi que vous interrogez ?

— Le chemin de fer amène chez nous des voyageurs étrangers ; à en juger d’après vos bottes, vous ne devez pas être de ce pays-ci…

— Ce sont des bottes de militaire, déclara sans hésiter le moujik.