bouchée de sa côtelette ; quant au vin et au café, il n’en laissa pas une goutte.
— « Sans doute ce malappris a senti toute la finesse du trait que je lui ai décoché », se disait Karmazinoff en le regardant de travers ; « je suis sûr qu’il a dévoré avec avidité mon manuscrit, seulement il veut se donner l’air de ne l’avoir pas lu. Mais il se peut aussi qu’il ne mente pas, et qu’il soit réellement bête. J’aime chez un homme de génie un peu de bêtise. Au fait, parmi eux n’est-ce pas un génie ? Du reste, que le diable l’emporte ! »
Il se leva et commença à se promener d’un bout de la chambre à l’autre, exercice hygiénique auquel il se livrait toujours après son déjeuner.
Pierre Stépanovitch ne quitta point son fauteuil et alluma une cigarette.
— Vous n’êtes pas ici pour longtemps ? demanda-t-il.
— Je suis venu surtout pour vendre un bien, et maintenant je dépends de mon intendant.
— Il paraît que vous êtes revenu en Russie parce que vous vous attendiez à voir là-bas une épidémie succéder à la guerre ?
— N-non, ce n’est pas tout à fait pour cela, répondit placidement M. Karmazinoff qui, à chaque nouveau tour dans la chambre, brandillait son pied droit d’un air gaillard. — Le fait est que j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible ajouta-t-il avec un sourire fielleux. — Dans la noblesse russe il y a quelque chose qui s’use extraordinairement vite sous tous les rapports. Mais je veux m’user le plus tard possible, et maintenant je vais me fixer pour toujours à l’étranger ; le climat y est meilleur et l’édifice plus solide. L’Europe durera bien autant que moi, je pense. Quel est votre avis ?
— Je n’en sais rien.
— Hum. Si là-bas, en effet, Babylone s’écroule, sa chute sera un grand événement (là-dessus je suis entièrement d’accord avec vous, quoique je ne voie pas la chose si p