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sans penser à rien, aussi longtemps du moins qu’on pourrait ne pas penser. La grande route, c’est quelque chose de si long, si long qu’on n’en voit pas le bout — comme la vie humaine, comme le rêve humain. Dans la grande route il y a une idée, mais dans un passeport de poste quelle idée y a-t-il ?… Vive la grande route ! advienne que pourra.

Après sa rencontre imprévue avec Élisabeth Nikolaïevna, Stépan Trophimovitch poursuivit son chemin en s’oubliant de plus en plus lui-même. La grande route passait à une demi-verste de Skvorechniki, et, chose étrange, il la prit sans s’en douter. Réfléchir, se rendre un compte quelque peu net de ses actions lui était insupportable en ce moment. La pluie tantôt cessait, tantôt recommençait, mais il ne la remarquait pas. Ce fut aussi par un geste machinal qu’il mit son sac sur son épaule, et il ne s’aperçut pas que de la sorte il marchait plus légèrement. Quand il eut fait une verste ou une verste et demie, il s’arrêta tout à coup et promena ses regards autour de lui. Devant ses yeux s’allongeait à perte de vue, comme un immense fil, la route noire, creusée d’ornières et bordée de saules blancs ; à droite s’étendaient des terrains nus ; la moisson avait été fauchée depuis longtemps ; à gauche c’étaient des buissons et au-delà un petit bois. Dans le lointain l’on devinait plutôt qu’on ne distinguait le chemin de fer, qui faisait un coude en cet endroit ; une légère fumée au-dessus de la voie indiquait le passage d’un train, mais la distance ne permettait pas d’entendre le bruit. Durant un instant, le courage de Stépan Trophimovitch faillit l’abandonner. Il soupira vaguement, posa son sac à terre et s’assit afin de reprendre haleine. Au moment où il s’asseyait, il se sentit frissonner et s’enveloppa dans son plaid ; alors aussi il s’aperçut qu’il pleuvait et déploya son parapluie au-dessus de lui. Pendant assez longtemps il resta dans cette position, remuant les lèvres de loin en loin, tandis que sa main serrait avec force le manche du parapluie. Diverses images, effet de la fièvre, flottaient dans son esprit, bientôt remplacées par d’autres. « Lise, Lise, songeait-il, et avec elle ce Maurice… Étranges