Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/357

Cette page n’a pas encore été corrigée

malgré tout, le séduisait. Oh ! il aurait pu accepter les brillantes propositions de Barbara Pétrovna et rester à ses crochets « comme un simple parasite », mais non ! Dédaigneux d’une aumône, il fuyait les bienfaits de la générale, il arborait « le drapeau d’une grande idée » et, pour ce drapeau, il s’en allait mourir sur un grand chemin ! Tels durent être les sentiments de Stépan Trophimovitch ; c’est à coup sûr sous cet aspect que lui apparut sa conduite.

Il y a encore une question que je me suis posée plus d’une fois : pourquoi s’enfuit-il à pied au lieu de partir en voiture, ce qui eût été beaucoup plus simple ? À l’origine, je m’expliquais le fait par la fantastique tournure d’esprit de ce vieil idéaliste. Il est à supposer, me disais-je, que l’idée de prendre des chevaux de poste lui aura semblé trop banale et trop prosaïque : il a dû trouver beaucoup plus beau de voyager pédestrement comme un pèlerin. Mais maintenant je crois qu’il ne faut pas chercher si loin l’explication. La première raison qui empêcha Stépan Trophimovitch de prendre une voiture fut la crainte de donner l’éveil à Barbara Pétrovna : instruite de son dessein, elle l’aurait certainement retenu de force ; lui, de son côté, se serait certainement soumis, et, dès lors, c’en eût été fait de la grande idée. Ensuite, pour prendre des chevaux de poste, il faut au moins savoir où l’on va. Or, la question du lieu où il allait constituait en ce moment la principale souffrance de notre voyageur. Pour rien au monde, il n’eût pu se résoudre à indiquer une localité quelconque, car s’il s’y était décidé, l’absurdité de son entreprise lui aurait immédiatement sauté aux yeux, et il pressentait très bien cela. Pourquoi en effet se rendre dans telle ville plutôt que dans telle autre ? Pour chercher ce marchand ? Mais quel marchand ? C’était là le second point qui inquiétait Stépan Trophimovitch. Au fond, il n’y avait rien de plus terrible pour lui que ce marchand à la recherche de qui il courait ainsi, tête baissée, et que, bien entendu, il avait une peur atroce de découvrir. Non, mieux valait marcher tout droit devant soi, prendre la grande route et la suivre