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— Non, j’aime mieux envoyer tout de suite chez vous. Il peut se perdre ou être volé.

— Allons donc, qui est-ce qui le volerait ? Mais pourquoi êtes- vous si inquiet ? Julie Mikhaïlovna prétend que vous avez toujours plusieurs copies de chaque manuscrit : l’une est déposée chez un notaire à l’étranger, une autre est à Pétersbourg, une troisième à Moscou ; vous envoyez aussi un exemplaire à une banque…

— Mais Moscou peut brûler, et avec elle mon manuscrit. Non, il vaut mieux que je l’envoie chercher tout de suite.

— Attendez, le voici ! dit Pierre Stépanovitch, et il tira d’une poche de derrière un rouleau de papier à lettres de petit format, — il est un peu chiffonné. Figurez-vous que depuis le jour où vous me l’avez donné, il est resté tout le temps dans ma poche avec mon mouchoir ; je n’y avais plus pensé du tout.

Karmazinoff saisit d’un geste rapide son manuscrit, l’examina avec sollicitude, s’assura qu’il n’y manquait aucune page, puis le déposa respectueusement sur une table particulière, mais assez près de lui pour l’avoir à chaque instant sous les yeux.

— À ce qu’il paraît, vous ne lisez pas beaucoup ? remarqua-t-il d’une voix sifflante.

— Non, pas beaucoup.

— Et en fait de littérature russe, — rien ?

— En fait de littérature russe ? Permettez, j’ai lu quelque chose… _Le long du chemin… _ou _En chemin… _ou _Au passage, _je ne me rappelle plus le titre. Il y a longtemps que j’ai lu cela, cinq ans. Je n’ai pas le temps de lire.

La conversation fut momentanément suspendue.

— À mon arrivée ici, j’ai assuré à tout le monde que vous étiez un homme extrêmement intelligent, et maintenant, paraît-il, toute la ville raffole de vous.

— Je vous remercie, répondit froidement le visiteur.

On apporta le déjeuner. Pierre Stépanovitch ne fit qu’une