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— tout à coup la colère s’empara de lui. Dévoré d’inquiétude, il regarda l’heure à sa montre : il se faisait tard ; dix minutes s’étaient écoulées depuis que Kiriloff avait quitté la chambre… Il prit la bougie et se dirigea vers la porte de la pièce où l’ingénieur s’était enfermé. Au moment où il s’en approchait, l’idée lui vint que la bougie tirait à sa fin, que dans vingt minutes elle serait entièrement consumée, et qu’il n’y en avait pas d’autre. Il colla tout doucement son oreille à la serrure et ne perçut pas le moindre bruit. Tout à coup il ouvrit la porte et haussa un peu la bougie : quelqu’un s’élança vers lui en poussant une sorte de rugissement. Il claqua la porte de toute sa force et se remit aux écoutes, mais il n’entendit plus rien — de nouveau régnait un silence de mort.

Il resta longtemps dans cette position, ne sachant à quoi se résoudre et tenant toujours le chandelier à la main. La porte n’avait été ouverte que durant une seconde, aussi n’avait-il presque rien vu ; pourtant le visage de Kiriloff qui se tenait debout au fond de la chambre, près de la fenêtre, et la fureur de bête fauve avec laquelle ce dernier avait bondi vers lui, — cela, Pierre Stépanovitch avait pu le remarquer. Un frisson le saisit, il déposa en toute hâte la bougie sur la table, prépara son revolver, et, marchant sur la pointe des pieds, alla vivement se poster dans le coin opposé, de façon à n’être pas surpris par Kiriloff, mais au contraire à le prévenir, si celui-ci, animé de sentiments hostiles, faisait brusquement irruption dans la chambre.

Quant au suicide, Pierre Stépanovitch à présent n’y croyait plus du tout ! « Il était au milieu de la chambre et réfléchissait », pensait-il. « D’ailleurs, cette pièce sombre, terrible… il a poussé un cri féroce et s’est précipité vers moi — cela peut s’expliquer de deux manières : ou bien je l’ai dérangé au moment où il allait presser la détente, ou… ou bien il était en train de se demander comment il me tuerait. Oui, c’est cela, voilà à quoi il songeait. Il sait que je ne m’en irai pas d’ici avant de lui avoir fait son affaire, si