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— Rien que cela ? s’écria Kiriloff étonné, indigné même.

— Pas un mot de plus ! répondit Pierre Stépanovitch, et il voulut lui arracher le document.

— Attends ! reprit l’ingénieur, appuyant avec force sa main sur le papier. — Attends ! c’est absurde ! Je veux dire avec qui j’ai tué. Pourquoi Fedka ? Et l’incendie ? Je veux tout, et j’ai envie de les insulter encore par le ton, par le ton !

— C’est assez, Kiriloff, je vous assure que cela suffit ! dit d’une voix presque suppliante Pierre Stépanovitch tremblant que l’ingénieur ne déchirât le papier : — pour qu’ils ajoutent foi à la déclaration, elle doit être conçue en termes aussi vagues et aussi obscurs que possible. Il ne faut montrer qu’un petit coin de la vérité, juste assez pour mettre leur imagination en campagne. Ils se tromperont toujours mieux eux-mêmes que nous ne pourrions les tromper, et, naturellement, ils croiront plus à leurs erreurs qu’à nos mensonges. C’est pourquoi ceci est on ne peut mieux, on ne peut mieux ! Donnez ! Il n’y a rien à ajouter, c’est admirable ainsi ; donnez, donnez !

Il fit une nouvelle tentative pour prendre le papier. Kiriloff écoutait en écarquillant ses yeux ; il avait l’air d’un homme qui tend tous les ressorts de son esprit, mais qui n’est plus en état de comprendre.

— Eh ! diable ! fit avec une irritation soudaine Pierre Stépanovitch, — mais il n’a pas encore signé ! Qu’est-ce que vous avez à me regarder ainsi ? Signez !

— Je veux les injurier… grommela Kiriloff, pourtant il prit la plume et signa.

— Mettez au-dessous : Vive la République ! cela suffira.

— Bravo ! s’écria l’ingénieur enthousiasmé. — Vive la République démocratique, sociale et universelle, ou la mort !… Non, non, pas cela. — Liberté, égalité, fraternité, ou la mort ! Voilà, c’est mieux, c’est mieux.

Et il écrivit joyeusement cette devise au-dessous de sa signature.

— Assez, assez, ne cessait de répéter Pierre Stépanovitch.