L’expression d’une surprise désagréable parut sur le visage de Karmazinoff, mais elle n’eut que la durée d’un éclair ; il sonna violemment, et, malgré sa parfaite éducation, ce fut d’un ton bourru qu’il ordonna au domestique de dresser un second couvert.
— Que prendrez-vous : une côtelette ou du café ? crut-il devoir demander.
— Une côtelette et du café, faites aussi apporter du vin, j’ai une faim canine, répondit Pierre Stépanovitch qui examinait tranquillement le costume de son amphitryon. M. Karmazinoff portait une sorte de jaquette en ouate à boutons de nacre, mais trop courte, ce qui faisait un assez vilain effet, vu la rotondité de son ventre. Quoiqu’il fît chaud dans la chambre, sur ses genoux était déployé un plaid en laine, d’une étoffe quadrillée, qui traînait jusqu’à terre.
— Vous êtes malade ? observa Pierre Stépanovitch.
— Non, mais j’ai peur de le devenir dans ce climat, répondit l’écrivain de sa voix criarde ; du reste, il scandait délicatement chaque mot et susseyait à la façon des barines ; — je vous attendais déjà hier.
— Pourquoi donc ? je ne vous avais pas promis ma visite.
— C’est vrai, mais vous avez mon manuscrit. Vous… l’avez lu ?
— Un manuscrit ? Comment ?
Cette question causa le plus grand étonnement à Karmazinoff ; son inquiétude fut telle qu’il en oublia sa tasse de café.
— Mais pourtant vous l’avez apporté avec vous ? reprit-il en regardant Pierre Stépanovitch d’un air épouvanté.
— Ah ! c’est de ce _Bonjour_ que vous parlez, sans doute…
_— Merci._
— N’importe. Je l’avais tout à fait oublié et je ne l’ai pas lu, je n’ai pas le temps. Vraiment, je ne sais ce que j’en ai fait, il n’est pas dans mes poches… je l’aurai laissé sur ma table. Ne vous inquiétez pas, il se retrouvera.