— À ce qu’il me semble, vous prétendez m’écraser de votre supériorité parce que vous allez vous tuer ?
Kiriloff n’entendit pas cette observation.
— Ce qui m’a toujours étonné, c’est que tous les hommes consentent à vivre.
— Hum, soit, c’est une idée, mais…
— Singe, tu acquiesces à mes paroles pour m’amadouer. Tais-toi, tu ne comprendras rien. Si Dieu n’existe pas, je suis dieu.
— Vous m’avez déjà dit cela, mais je n’ai jamais pu le comprendre : pourquoi êtes-vous dieu ?
— Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S’il n’existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d’affirmer mon indépendance.
— Votre indépendance ? Et pourquoi êtes-vous tenu de l’affirmer ?
— Parce que je suis devenu entièrement libre. Se peut-il que, sur toute l’étendue de la planète, personne, après avoir supprimé Dieu et acquis la certitude de son indépendance, n’ose se montrer indépendant dans le sens le plus complet du mot ? C’est comme si un pauvre, ayant fait un héritage, n’osait s’approcher du sac et craignait d’être trop faible pour l’emporter. Je veux manifester mon indépendance. Dussé-je être le seul, je le ferai.
— Eh bien, faites-le.
— Je suis tenu de me brûler la cervelle, parce que c’est en me tuant que j’affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète.
— Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué ; bien des gens se sont suicidés.
— Ils avaient des raisons. Mais d’hommes qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n’y en a pas encore eu : je serai le premier.
« Il ne se tuera pas », pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.
— Savez-vous une chose ? observa-t-il d’un ton agacé, —