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ma colère, d’amener une réconciliation entre nous et d’obtenir de moi, quand je mourrai, une lettre attestant que j’ai tué Chatoff.

— Eh bien, mettons que j’aie cette pensée canaille, répondit Pierre Stépanovitch avec une bonhomie qui ne semblait guère feinte, — qu’est-ce que tout cela peut vous faire à vos derniers moments, Kiriloff ? Voyons, pourquoi nous disputons-nous, dites-le moi, je vous prie ? Chacun de nous est ce qu’il est : eh bien, après ? De plus, nous sommes tous deux…

— Des vauriens.

— Oui, soit, des vauriens. Vous savez que ce ne sont là que des mots.

— Toute ma vie j’ai voulu que ce ne fussent pas seulement des mots. C’est pour cela que j’ai vécu. Et maintenant encore je désire chaque jour que ce ne soient pas des mots.

— Eh bien, quoi ? chacun cherche à être le mieux possible. Le poisson… je veux dire que chacun cherche le confort à sa façon ; voilà tout. C’est archiconnu depuis longtemps.

— Le confort, dis-tu ?

— Allons, ce n’est pas la peine de discuter sur les mots.

— Non, tu as bien dit ; va pour le confort. Dieu est nécessaire et par conséquent doit exister.

— Allons, très bien.

— Mais je sais qu’il n’existe pas et ne peut exister.

— C’est encore plus vrai.

— Comment ne comprends-tu pas qu’avec ces deux idées-là il est impossible à l’homme de continuer à vivre ?

— Il doit se brûler la cervelle, n’est-ce pas ?

— Comment ne comprends-tu pas que c’est là une raison suffisante pour se tuer ? Tu ne comprends pas que parmi des milliers de millions d’hommes il puisse s’en rencontrer un seul qui ne veuille pas, qui soit incapable de supporter cela ?

— Tout ce que je comprends, c’est que vous hésitez, me semble-t- il… C’est ignoble.

Kiriloff ne parut pas avoir entendu ces mots.