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vieille cousine du chambellan, une parente pauvre qui depuis longtemps remplissait chez les deux époux l’office de femme de charge. Tout le monde dans la maison marchait sur la pointe du pied depuis l’arrivée de M. Karmazinoff. Presque chaque jour la vieille écrivait à Moscou pour faire savoir comment il avait passé la nuit et ce qu’il avait mangé ; un fois elle télégraphia qu’après un dîner chez le maire de la ville, il avait dû prendre une cuillerée d’un médicament. Elle se permettait rarement d’entrer dans la chambre de son hôte, il était cependant poli avec elle, mais il lui parlait d’un ton sec et seulement dans les cas de nécessité. Lorsque entra Pierre Stépanovitch, il était en train de manger sa côtelette du matin avec un demi-verre de vin rouge. Le jeune homme était déjà allé chez lui plusieurs fois et l’avait toujours trouvé à table, mais jamais Karmazinoff ne l’avait invité à partager son repas. Après la côtelette, on apporta une toute petite tasse de café. Le domestique qui servait avait des gants, un frac et des bottes molles dont on n’entendait pas le bruit.

— A-ah ! fit Karmazinoff qui se leva, s’essuya avec sa serviette et, de la façon la plus cordiale en apparence, s’apprêta à embrasser le visiteur. Mais celui-ci savait par expérience que, quand le grand écrivain embrassait quelqu’un, il avait coutume de présenter la joue et non les lèvres[19] ; aussi lui-même, dans la circonstance présente, en usa de cette manière : le baiser se borna à une rencontre des deux joues. Sans paraître remarquer cela, Karmazinoff reprit sa place sur le divan et indiqua aimablement à Pierre Stépanovitch un fauteuil en face de lui. Le jeune homme s’assit sur le siège qu’on lui montrait.

— Vous ne… Vous ne voulez pas déjeuner ? demanda le romancier contrairement à son habitude, toutefois on voyait bien qu’il comptait sur un refus poli. Son attente fut trompée : Pierre Stépanovitch s’empressa de répondre affirmativement.