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V

Pierre Stépanovitch se donna beaucoup de mouvement durant cette journée. À peine eut-il quitté Von Lembke qu’il se mit en devoir d’aller rue de l’Épiphanie, mais, en passant rue des Boeufs devant la demeure où logeait Karmazinoff, il s’arrêta brusquement, sourit et entra dans la maison. On lui répondit qu’il était attendu, ce qui l’étonna fort, car il n’avait nullement annoncé sa visite.

Mais le grand écrivain l’attendait en effet et même depuis l’avant-veille. Quatre jours auparavant il lui avait confié son _Merci_ (le manuscrit qu’il se proposait de lire à la matinée littéraire), et cela par pure amabilité, convaincu qu’il flattait agréablement l’amour-propre de Pierre Stépanovitch en lui donnant la primeur d’une grande chose. Depuis longtemps le jeune homme s’était aperçu que ce monsieur vaniteux, gâté par le succès et inabordable pour le commun des mortels, cherchait, à force de gentillesses, à s’insinuer dans ses bonnes grâces. Il avait fini, je crois, par se douter que Karmazinoff le considérait sinon comme le principal meneur de la révolution russe, du moins comme une des plus fortes têtes du parti et un des guides les plus écoutés de la jeunesse. Il n’était pas sans intérêt pour Pierre Stépanovitch de savoir ce que pensait « l’homme le plus intelligent de la Russie », mais jusqu’alors, pour certains motifs, il avait évité toute explication avec lui.

Le grand écrivain logeait chez sa sœur qui avait épousé un chambellan et qui possédait des propriétés dans notre province. Le mari et la femme étaient pleins de respect pour leur illustre parent, mais, quand il vint leur demander l’hospitalité, tous deux, à leur extrême regret, se trouvaient à Moscou, en sorte que l’honneur de le recevoir échut à une