suis allé chez tout le monde, mais je n’ai trouvé personne… en sorte que maintenant il n’y a peut-être plus rien à faire…
La respiration lui manquant, il dut s’arrêter.
Pierre Stépanovitch s’avança vivement vers lui.
— Si vous, monsieur Virguinsky, vous deveniez heureux tout d’un coup, renonceriez-vous, — je ne dis pas à dénoncer, il ne peut être question de cela, — mais à accomplir un dangereux acte de civisme dont vous auriez conçu l’idée avant d’être heureux, et que vous considèreriez comme un devoir, comme une obligation pour vous, quelques risques qu’il dût faire courir à votre bonheur ?
— Non, je n’y renoncerais pas ! Pour rien au monde je n’y renoncerais ! répondit avec une chaleur fort maladroite Virguinsky.
— Plutôt que d’être un lâche, vous préfèreriez redevenir malheureux ?
— Oui, oui… Et même tout au contraire… je voudrais être un parfait lâche… c’est-à-dire non… pas un lâche, mais au contraire être tout à fait malheureux plutôt que lâche.
— Eh bien, sachez que Chatoff considère cette dénonciation comme un exploit civique, comme un acte impérieusement exigé par ses principes, et la preuve, c’est que lui-même se met dans un assez mauvais cas vis-à-vis du gouvernement, quoique sans doute, comme délateur, il doive s’attendre à beaucoup d’indulgence. Un pareil homme ne renoncera pour rien au monde à son dessein. Il n’y a pas de bonheur qui puisse le fléchir ; d’ici à vingt-quatre heures il rentrera en lui-même, s’accablera de reproches et exécutera ce qu’il a projeté. D’ailleurs je ne vois pas que Chatoff ait lieu d’être si heureux parce que sa femme, après trois ans de séparation, est venue chez lui accoucher d’un enfant dont Stavroguine est le père.
— Mais personne n’a vu la dénonciation, objecta d’un ton ferme Chigaleff.
— Je l’ai vue, moi, cria Pierre Stépanovitch, — elle existe, et tout cela est terriblement bête, messieurs !