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et soudain ses traits prirent une expression d’affreuse souffrance.

Elle frappa dans ses mains, jeta à Chatoff un regard de reproche et enfouit sa tête dans l’oreiller.

— Marie, qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il épouvanté.

— Et vous avez pu, vous avez pu… Oh ! Ingrat !

— Marie, pardonne, Marie… je désirais seulement savoir comment on le nommerait. Je ne sais pas…

— Ivan, Ivan, répondit-elle avec feu en relevant son visage trempé de larmes ; — vraiment, avez-vous pu soupçonner qu’on lui donnerait quelque autre nom, un nom odieux ?

— Marie, calme-toi, oh ! que tu es nerveuse !

— Encore une grossièreté ; pourquoi attribuez-vous cela aux nerfs ? Je parie que si j’avais dit de l’appeler de ce nom odieux, vous auriez consenti tout de suite, vous n’y auriez même pas fait attention ! Oh ! les ingrats, les hommes bas ! Tous, tous !

Inutile de dire qu’un instant après ils se réconcilièrent. Chatoff persuada à Marie de prendre du repos. Elle s’endormit, mais toujours sans lâcher la main de son mari ; de temps à autre elle s’éveillait, le regardait comme si elle avait peur qu’il ne s’en allât, puis fermait de nouveau les yeux.

Kiriloff envoya la vieille présenter ses « félicitations » ; elle apporta en outre, de la part de l’ingénieur, du thé chaud, des côtelettes qui venaient d’être grillées, et du pain blanc avec du bouillon pour « Marie Ignatievna ». La malade but avidement le bouillon et obligea son mari à manger une côtelette. La vieille s’occupa de l’enfant.

Le temps se passait. Vaincu par la fatigue, Chatoff s’endormit lui-même sur la chaise et laissa tomber sa tête sur l’oreiller de Marie. Arina Prokhorovna, fidèle à sa promesse, arriva sur ces entrefaites. Elle éveilla gaiement les époux, fit à Marie les recommandations nécessaires, examina l’enfant et défendit encore à Chatoff de s’éloigner. La sage-femme décocha ensuite à l’ »heureux couple » quelques traits moqueurs ; après quoi elle se retira aussi contente que tantôt.