Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/306

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Ah ! oui, fit-il soudain, comme s’arrachant avec effort et pour un instant seulement à une idée qui le fascinait, — oui,… la vieille… Votre femme ou la vieille ? Attendez ; votre femme et la vieille n’est-ce pas ? Je me rappelle ; j’ai passé chez elle ; la vieille viendra, seulement ce ne sera pas tout de suite. Prenez le coussin. Quoi encore ? Oui… Attendez, avez-vous quelquefois, Chatoff, la sensation de l’harmonie éternelle ?

— Vous savez, Kiriloff, vous ne pouvez plus passer les nuits sans dormir.

L’ingénieur revint à lui, et, chose étrange, se mit à parler d’une façon beaucoup plus coulante qu’il n’avait coutume de le faire ; évidemment, les idées qu’il exprimait étaient depuis longtemps formulées dans son esprit, et il les avait peut-être couchées par écrit :

— Il y a des moments, — et cela ne dure que cinq ou six secondes de suite, où vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle. Ce phénomène n’est ni terrestre, ni céleste, mais c’est quelque chose que l’homme, sous son enveloppe terrestre, ne peut supporter. Il faut se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair et indiscutable. Il vous semble tout à coup être en contact avec toute la nature, et vous dites : Oui, cela est vrai. Quand Dieu a créé le monde, il a dit à la fin de chaque jour de la création : « Oui, cela est vrai, cela est bon. » C’est… ce n’est pas de l’attendrissement, c’est de la joie. Vous ne pardonnez rien, parce qu’il n’y a plus rien à pardonner. Vous n’aimez pas non plus, oh ! ce sentiment est supérieur à l’amour ! Le plus terrible, c’est l’effrayante netteté avec laquelle il s’accuse, et la joie dont il vous remplit. Si cet état dure plus de cinq secondes, l’âme ne peut y résister et doit disparaître. Durant ces cinq secondes, je vis toute une existence humaine, et pour elles je donnerais toute ma vie, car ce ne serait pas les payer trop cher. Pour supporter cela pendant dix secondes, il faut se transformer physiquement. Je crois que l’homme doit cesser d’engendrer. Pourquoi des