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outine que j’ai racontée plus haut. Quoique habitant la même maison, Chatoff et Kiriloff ne se voyaient pas ; quand ils se rencontraient dans la cour, ils n’échangeaient ni une parole ni même un salut : ils avaient trop longtemps couché ensemble en Amérique.

— Kiriloff, vous avez toujours du thé ; y a-t-il chez vous du thé et un samovar ?

L’ingénieur se promenait de long en large dans sa chambre, comme il avait l’habitude de le faire chaque nuit ; il s’arrêta soudain et regarda fixement Chatoff, sans du reste témoigner trop de surprise.

— Il y a du thé, du sucre et un samovar. Mais vous n’avez pas besoin de samovar, le thé est chaud. Mettez-vous à table et buvez.

— Kiriloff, nous avons vécu ensemble en Amérique… Ma femme est arrivée chez moi… Je… Donnez-moi du thé… il faut un samovar.

— Si c’est pour votre femme, il faut un samovar. Mais le samovar après. J’en ai deux. Maintenant prenez la théière qui est sur la table. Le thé chaud, le plus chaud. Prenez du sucre, tout le sucre. Du pain… Beaucoup de pain ; tout. Il y a du veau. Un rouble d’argent.

— Donne, ami, je te le rendrai demain ! Ah ! Kiriloff !

— C’est votre femme qui était en Suisse ? C’est bien. Et vous avez bien fait aussi d’accourir chez moi.

— Kiriloff ! s’écria Chatoff qui tenait la théière sous son bras tandis qu’il avait dans les mains le pain et le sucre, — Kiriloff ! si… si vous pouviez renoncer à vos épouvantables fantaisies et vous défaire de votre athéisme… oh ! quel homme vous seriez, Kiriloff !

— On voit que vous aimez votre femme après la Suisse. C’est bien de l’aimer après la Suisse. Quand il faudra du thé, venez encore. Venez toute la nuit, je ne me coucherai pas. Il y aura un samovar. Tenez, prenez ce rouble. Allez auprès de votre femme, je resterai et je penserai à vous et à vo