Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/280

Cette page n’a pas encore été corrigée

et ingénue que son époux lui avait connue jadis était remplacée à présent par une irritabilité morose ; désenchantée de tout, elle affectait une sorte de cynisme qui lui pesait à elle-même parce qu’elle n’en avait pas encore l’habitude. Ce qui surtout se remarquait en elle, c’était un état maladif. Chatoff en fut frappé. Malgré la crainte qu’il éprouvait en présence de sa femme, il se rapprocha brusquement d’elle et lui saisit les deux mains :

— Marie… tu sais… tu es peut-être très fatiguée, pour l’amour de Dieu ne te fâche pas… si tu consentais, par exemple, à prendre du thé, hein ? Le thé fortifie, hein ? Si tu consentais !…

— Pourquoi demander si je consens ? Cela va sans dire ; vous êtes aussi enfant que jamais. Si vous pouvez me donner du thé, donnez- m’en. Que c’est petit chez vous ! Comme il fait froid ici !

— Oh ! je vais tout de suite chercher du bois, j’en ai !… reprit Chatoff fort affairé ; — du bois… c’est-à-dire, mais… du reste, il va aussi y avoir du thé tout de suite, ajouta-t-il avec un geste indiquant une résolution désespérée, et il prit vivement sa casquette.

— Où allez-vous donc ? Ainsi vous n’avez pas de thé chez vous ?

— Il y en aura, il y en aura, il y en aura, tout va être prêt tout de suite… je…

Il prit son revolver sur le rayon.

— Je vais à l’instant vendre ce revolver… ou le mettre en gage…

— Quelles bêtises, et comme ce sera long ! Tenez, voilà mon porte- monnaie, puisque vous n’avez rien chez vous ; il y a là huit grivnas, je crois ; c’est tout ce que j’ai. On dirait qu’on est ici dans une maison de fous.

— C’est inutile, je n’ai pas besoin de ton argent, je reviens tout de suite, dans une seconde ; je puis même me dispenser de vendre le revolver…

Et il courut tout droit chez Kiriloff. Cette visite eut lieu deux heures avant celle de Pierre Stépanovitch et de Lip