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jusqu’à ce moment il y avait participé d’une façon constante, quoique indirecte. Oh ! il n’ignorait pas que maintenant même Pierre Stépanovitch pouvait le perdre ; mais depuis longtemps il le détestait, moins encore comme un homme dangereux que comme un insolent personnage. À présent qu’il fallait se résoudre à une pareille chose, il était plus irrité que tous les autres pris ensemble. Hélas ! il savait que « comme un esclave » il serait demain le premier au rendez-vous, que même il y amènerait les autres, et si, avant cette fatale journée, il avait pu, d’une façon quelconque, faire périr Pierre Stépanovitch, — sans se perdre lui-même, bien entendu, — il l’aurait certainement tué.

Absorbé dans ses réflexions, il se taisait et suivait timidement son bourreau. Ce dernier semblait avoir oublié sa présence ; de temps à autre seulement il le poussait du coude avec le sans gêne le plus grossier. Dans la plus belle rue de la ville, Pierre Stépanovitch interrompit brusquement sa marche et entra dans un restaurant.

—Où allez-vous donc ? demanda vivement Lipoutine ; — mais c’est un traktir.

— Je veux manger un beefsteak.

— Vous n’y pensez pas ! cet établissement est toujours plein de monde.

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ?

— Mais… cela va nous mettre en retard. Il est déjà dix heures.

— Où nous allons, on n’arrive jamais trop tard.

— Mais c’est moi qui serai en retard. Ils m’attendent, je dois retourner auprès d’eux après cette visite.

— Qu’importe ? Pourquoi retourner auprès d’eux ? Ce sera une bêtise de votre part. Avec l’embarras que vous m’avez donné, je n’ai pas dîné aujourd’hui. Mais, chez Kiriloff, plus tard on se présente, mieux cela vaut.

Pierre Stépanovitch se fit servir dans un cabinet particulier. Lipoutine, toujours fâché, s’assit sur un fauteuil un peu à l’écart et regarda manger son compagnon. Plu