II
Le projet de dénonciation prêté à Chatoff ne faisait doute pour aucun des nôtres, mais ils croyaient non moins fermement que Pierre Stépanovitch jouait avec eux comme avec des pions. De plus, ils savaient que le lendemain ils se trouveraient tous à l’endroit convenu et que le sort de Chatoff était décidé. Ils se sentaient pris comme des mouches dans la toile d’une énorme araignée, et leur irritation n’avait d’égale que leur frayeur.
Pierre Stépanovitch s’était incontestablement donné des torts envers eux. Si, du moins, par égard pour des scrupules délicats, il avait quelque peu gazé l’entreprise à laquelle il les conviait, s’il la leur avait représentée comme un acte de civisme à la Brutus ! Mais non, il s’était tout bonnement adressé au grossier sentiment de la peur, il les avait fait trembler pour leur peau, ce qui était fort impoli. Sans doute, il n’y a pas d’autre principe que la lutte pour l’existence, tout le monde sait cela, cependant…
Mais il s’agissait bien pour Pierre Stépanovitch de dorer la pilule aux nôtres ! Lui-même était déraillé. La fuite de Stavroguine lui avait porté un coup terrible. Il avait menti en disant qu’avant de quitter notre ville Nicolas Vsévolodovitch avait vu le vice-gouverneur ; en réalité, le jeune homme était parti sans voir personne, pas même sa mère, et l’on pouvait à bon endroit s’étonner qu’il n’eût pas été inquiété. (Plus tard les autorités furent mises en demeure de s’expliquer sur ce point.) Pendant toute la journée, Pierre Stépanovitch était allé aux renseignements, mais sans succès, et jamais il n’avait été aussi alarmé. Pouvait-il ainsi tout d’un coup faire son deuil de Stavroguine ? Voilà pourquoi il lui était impossible d’être fort aimable avec les nôtres.