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n’avait d’instruction d’aucune sorte, et c’est tout au plus si lui-même se rendait bien compte de sa position. Il n’était que le séide fanatique de Pierre Stépanovitch, dont il avait fait la connaissance peu de temps auparavant. S’il avait rencontré quelque monstre prématurément perverti, et que celui-ci lui eût demandé, comme un service à rendre à la cause sociale, d’organiser une bande de brigands et d’assassiner le premier moujik venu, Erkel se fût exécuté sans désemparer. Il avait quelque part une mère malade à qui il envoyait la moitié de sa maigre solde, — et comme, sans doute, la pauvre femme embrassait cette petite tête blonde, comme elle tremblait, comme elle priait pour sa conservation !

Une grande agitation régnait parmi les nôtres. Les événements de la nuit précédente les avaient stupéfiés, et ils se sentaient inquiets. À quelles conséquences inattendues avait abouti le scandale systématiquement organisé par eux, mais qui, dans leur pensée, ne devait pas dépasser les proportions d’un simple boucan ! L’incendie du Zariétchié, l’assassinat des Lébiadkine, le meurtre de Lisa, c’étaient là autant de surprises qu’ils n’avaient pas prévues dans leur programme. Ils accusaient hautement de despotisme et de dissimulation la main qui les avait fait mouvoir. Bref, en attendant Pierre Stépanovitch, tous s’excitaient mutuellement à réclamer de lui une explication catégorique ; si cette fois encore ils ne pouvaient l’obtenir, eh bien, ils se dissoudraient, sauf à remplacer le quinquévirat par une nouvelle société secrète, fondée, celle-ci, sur des principes égalitaires et démocratiques. Lipoutine, Chigaleff et l’homme versé dans la connaissance du peuple se montraient surtout partisans de cette idée ; Liamchine, silencieux, semblait approuver tacitement. Virguinsky hésitait ; sur sa proposition, on convint d’entendre d’abord Pierre Stépanovitch ; mais celui-ci n’apparaissait toujours pas, et ce sans gêne contribuait encore à irriter les esprits. Erkel servait ses hôtes sans proférer une parole ; pour plus de sûreté, l’enseigne était allé lui-même chercher le thé chez ses logeuses au lieu de le faire monter par la servante.