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se trouvait à une grande distance de moi ; je ne remarquai pas tout d’abord la présence de Maurice Nikolaïévitch : il est probable qu’à un certain moment la cohue l’avait séparé de sa compagne. Celle-ci, qui, semblable à une hypnotisée, traversait le rassemblement sans rien voir autour d’elle, ne tarda pas, comme bien on pense, à attirer l’attention. Sur son passage retentirent bientôt des vociférations menaçantes. « C’est la maîtresse de Stavroguine ! » cria quelqu’un. « Il ne leur suffit pas de tuer, ils viennent contempler leurs victimes ! » ajouta un autre. Tout à coup je vis un bras se lever derrière Lisa et s’abattre sur sa tête ; elle tomba. Poussant un cri terrible, Maurice Nikolaïévitch se précipita au secours de la malheureuse et frappa de toutes ses forces un homme qui l’empêchait d’arriver jusqu’à elle, mais au même instant le bourgeois, qui se trouvait derrière lui, le saisit à bras-le-corps. Durant quelques minutes il y eut une telle confusion que je ne pus rien distinguer nettement. Lisa se releva, paraît-il, mais un second coup la renversa de nouveau à terre. La foule s’écarta aussitôt, laissant un petit espace vide autour de la jeune fille étendue sur le sol. Debout au-dessus de son amie, Maurice Nikolaïévitch affolé, couvert de sang, criait, pleurait, se tordait les mains. Je ne me rappelle pas bien ce qui se passa ensuite, je me souviens seulement que tout à coup on emporta Lisa. Je courus me joindre au lugubre cortège ; l’infortunée respirait encore et n’avait peut-être pas perdu connaissance. On arrêta dans la foule le bourgeois et trois autres individus. Ces derniers jusqu’à présent protestent de leur innocence : à les en croire, leur arrestation serait une erreur de la police ; c’est bien possible. Quant au bourgeois, bien que sa culpabilité soit évidente, il était alors dans un tel état de surexcitation qu’il n’a pu encore fournir un récit détaillé de l’événement. Appelé à déposer comme témoin au cours de l’instruction judiciaire, j’ai déclaré que, selon moi, ce crime n’avait été nullement prémédité, et qu’il fallait y voir le résultat d’un entraînement tout à fait accidentel. C’est ce que je pense aujourd’hui encore.