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Satisfaction fut enfin donnée au désir impatient du vieux guerrier. Dans ces derniers temps, quand on s’entretenait, en ville, du bal projeté, on ne manquait jamais de questionner au sujet de ce « quadrille de la littérature », et, comme personne ne pouvait s’imaginer ce que c’était, il avait éveillé une curiosité extraordinaire. Combien l’attente générale allait être déçue !

Une porte latérale jusqu’alors fermée s’ouvrit, et soudain parurent quelques masques. Aussitôt le public fit cercle autour d’eux. Tout le buffet se déversa instantanément dans la salle blanche. Les masques se mirent en place pour la danse. Ayant réussi à me faufiler au premier plan, je me trouvai juste derrière le groupe formé par Julie Mikhaïlovna, Von Lembke et le général. Pierre Stépanovitch, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas montré, accourut alors auprès de la gouvernante.

— Je suis toujours en surveillance au buffet, lui dit-il à voix basse ; pour l’irriter encore plus, il avait pris, en prononçant ces mots, la mine d’un écolier fautif. Julie Mikhaïlovna rougit de colère.

— À présent, du moins, vous devriez renoncer à vos mensonges, homme effronté ! répliqua-t-elle.

Cette réponse fut faite assez haut pour que le public l’entendît. Pierre Stépanovitch s’esquiva tout content.

Il serait difficile de concevoir une allégorie plus plate, plus fade, plus misérable que ce « quadrille de la littérature ». On n’aurait rien pu imaginer qui fût moins approprié à l’esprit de nos provinciaux ; et pourtant la paternité de cette invention appartenait, disait-on, à Karmazinoff. Le divertissement, il est vrai, avait été réglé par Lipoutine aidé du professeur boiteux que nous avons vu chez Virguinsky. Mais l’idée venait de Karmazinoff, et l’on prétend même que le grand écrivain avait voulu figurer en costume parmi les danseurs. Ceux-ci étaient répartis en six couples et pouvaient à peine être appelés des masques, attendu que leur mise ne les distinguait pas des autres personnes présentes.