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qu’elle appelait sa « défection » : d’après elle, tous les déplorables incidents survenus dans la matinée n’avaient eu pour cause que l’absence de Pierre Stépanovitch.

Je remarquai en lui un grand changement : il semblait très préoccupé, presque grave. Ordinairement il n’avait pas l’air sérieux et riait toujours, même quand il se fâchait, ce qui lui arrivait souvent. Oh ! maintenant encore Pierre Stépanovitch était fâché ; il parlait d’un ton brutal, plein d’impatience et de colère. Il prétendait avoir été pris d’un mal de tête accompagné de nausées pendant une visite qu’il avait faite tout au matin à Gaganoff. Hélas ! la pauvre femme désirait tant être trompée encore ! Lorsque j’entrai, la principale question qu’on agitait était celle-ci : y aurait-il un bal ou n’y en aurait-il pas ? En un mot, c’était toute la seconde partie de la fête qui se trouvait remise en discussion. Julie Mikhaïlovna déclarait formellement qu’elle ne consentirait jamais à assister au bal « après les affronts de tantôt » ; au fond, elle ne demandait pas mieux que d’avoir la main forcée, et forcée précisément par Pierre Stépanovitch. Elle le considérait comme un oracle, et s’il l’avait tout à coup plantée là, je crois qu’elle en aurait fait une maladie. Mais il n’avait pas envie de s’en aller : il insistait de toutes ses forces pour que le bal eût lieu, et surtout pour que la gouvernante s’y montrât…

— Allons, pourquoi pleurer ? Vous tenez donc bien à faire une scène ? Il faut absolument que vous passiez votre colère sur quelqu’un ? Soit, passez-là sur moi ; seulement dépêchez-vous, car le temps presse, et il est urgent de prendre une décision. La séance littéraire a été un four, le bal réparera cela. Tenez, c’est aussi l’avis du prince. Tout de même, sans le prince, je ne sais pas comment l’affaire se serait terminée.

Au commencement, le prince s’était prononcé contre le bal (c’est- à-dire qu’il n’était pas d’avis que Julie Mikhaïlovna y parût ; quant au bal même, on ne pouvait en aucun cas le contremander) ; mais Pierre Stépanovitch ayant plusieurs