Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/177

Cette page n’a pas encore été corrigée

Son aspect était positivement celui d’un fou. Plein d’un aplomb sans bornes, ayant sur les lèvres un large sourire de triomphe, il considérait avec un plaisir évident l’agitation de la salle. Un autre se fût effrayé d’avoir à parler au milieu d’un tel tumulte ; lui, au contraire, s’en réjouissait visiblement. Cela était si manifeste que l’attention se porta aussitôt sur lui.

— Qu’est-ce encore que celui-là ? entendait-on dans l’assistance, — Qui est-il ? Tss ! Que va-t-il dire ?

— Messieurs ! cria à tue-tête le maniaque debout tout au bord de l’estrade (sa voix glapissante ressemblait fort au soprano aigu de Karmazinoff, seulement il ne susseyait pas) : — Messieurs ! Il y a vingt ans, à la veille d’entrer en lutte avec la moitié de l’Europe, la Russie réalisait l’idéal aux yeux de nos classes dirigeantes. Les gens de lettres remplissaient l’office de censeurs ; dans les universités, on enseignait la marche au pas ; l’armée était devenue une succursale du corps de ballet ; le peuple payait des impôts et se taisait sous le knout du servage. Le patriotisme consistait pour les fonctionnaires à pressurer les vivants et les morts. Ceux qui s’interdisaient les concussions passaient pour des factieux, car ils troublaient l’harmonie. Les forêts de bouleaux étaient dévastées pour assurer le maintien de l’ordre. L’Europe tremblait… Mais jamais la Russie, durant les mille années de sa stupide existence, n’avait encore connue une telle honte…

Il leva son poing, l’agita d’un air menaçant au-dessus de sa tête, et soudain le fit retomber avec autant de colère que s’il se fut agi pour lui de terrasser un ennemi. Des battements de mains, des acclamations enthousiastes retentirent de tous côtés. La moitié de la salle applaudissait à tout rompre. On était empoigné, et certes il y avait de quoi l’être : cet homme traînait la Russie dans la boue, comment n’aurait-on pas exulté ?

— Voilà l’affaire ! Oui, c’est cela ! Hourra ! Non, ce n’est plus de l’esthétique, cela !