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cueillie par une bordée de sifflets. Tout d’abord cependant, par suite du trouble qui continuait à régner dans la ville, on ne remarqua même pas sa présence. Et que pouvait-il espérer, si l’on traitait ainsi Karmazinoff ? Il était pâle ; après une éclipse de dix ans, c’était la première fois qu’il reparaissait devant le public. Son émotion et certains indices très significatifs pour quelqu’un qui le connaissait bien, me prouvèrent qu’en montant sur l’estrade il se préparait à jouer la partie suprême de son existence. Voilà ce que je craignais. Cet homme m’était cher. Et que devins-je quand il ouvrit la bouche, quand j’entendis sa première phrase !

— Messieurs ! commença-t-il de l’air le plus résolu, quoique sa voix fût comme étranglée : — Messieurs ! ce matin encore j’avais devant moi une de ces petites feuilles clandestines qui depuis peu circulent ici, et pour la centième fois je me posais la question : « En quoi consiste son secret ? »

Instantanément le silence se rétablit dans toute la salle ; tous les regards se portèrent vers l’orateur, quelques-uns avec inquiétude. Il n’y a pas à dire, dès son premier mot il avait su conquérir l’attention. On voyait même des têtes émerger des coulisses ; Lipoutine et Liamchine écoutaient avidement. Sur un nouveau signe que me fit la gouvernante, j’accourus auprès d’elle.

— Faites-le taire, coûte que coûte, arrêtez-le ! me dit tout bas Julie Mikhaïlovna angoissée.

Je me contentai de hausser les épaules ; est-ce qu’on peut faire taire un homme décidé à parler ? Hélas ! je comprenais Stépan Trophimovitch.

— Eh ! c’est des proclamations qu’il s’agit ! chuchotait-on dans le public ; l’assistance tout entière était profondément remuée.

— Messieurs, j’ai découvert le mot de l’énigme : tout le secret de l’effet que produisent ces écrits est dans leur bêtise ! poursuivit Stépan Trophimovitch dont les