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chez vous à l’instant même : je vais me débarrasser de mon nœud de rubans et je vous accompagnerai.

Il s’arrêta brusquement, me toisa des pieds à la tête et répliqua d’un ton solennel :

— Pourquoi donc, monsieur, me croyez-vous capable d’une pareille lâcheté ?

Je n’insistai pas. J’étais intimement persuadé qu’il allait déclencher une épouvantable tempête. Tandis que cette pensée me remplissait de tristesse, j’aperçus de nouveau le professeur qui devait succéder sur l’estrade à Stépan Trophimovitch. Comme tantôt, il se promenait de long en large, absorbé en lui-même et monologuant à demi-voix ; ses lèvres souriaient avec une expression de malignité triomphante. Je l’abordai, presque sans me rendre compte de ce que je faisais.

— Vous savez, l’avertis-je, — de nombreux exemples prouvent que l’attention du public ne résiste pas à une lecture prolongée au- delà de vingt minutes. Il n’y a pas de célébrité qui puisse se faire écouter pendant une demi-heure…

À ces mots, il interrompit soudain sa marche et tressaillit même comme un homme offensé. Une indicible arrogance se peignit sur son visage.

— Ne vous inquiétez pas, grommela-t-il d’un ton méprisant, et il s’éloigna. En ce moment retentit la voix de Stépan Trophimovitch.

— « Eh ! que le diable vous emporte tous ! » pensai-je, et je rentrai précipitamment dans la salle.

L’agitation provoquée par la lecture de Karmazinoff durait encore lorsque Stépan Trophimovitch prit possession du fauteuil. Aux belles places, les physionomies se refrognèrent sensiblement dès qu’il se montra. (Dans ces derniers temps, le club lui battait froid.) Du reste, il dut encore s’estimer heureux de n’être pas chuté. Depuis la veille, une idée étrange hantait obstinément mon esprit : il me semblait toujours que l’apparition de Stépan Trophimovitch serait ac