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— Oui, ami lecteur, adieu ! Adieu, lecteur ; je n’insiste même pas trop pour que nous nous quittions en amis : à quoi bon, en effet, t’importuner ? Bien plus, injurie-moi, oh ! injurie-moi autant que tu voudras, si cela peut t’être agréable. Mais le mieux est que nous nous oubliions désormais l’un l’autre. Et lors même que vous tous, lecteurs, vous auriez la bonté de vous mettre à mes genoux, de me supplier avec larmes, de me dire : « Écris, oh ! écris pour nous, Karmazinoff, pour la patrie, pour la postérité, pour les couronnes de laurier », alors encore je vous répondrais, bien entendu en vous remerciant avec toute la politesse voulue : « Non, nous avons fait assez longtemps route ensemble, chers compatriotes, merci ! L’heure de la séparation est venue ! Merci, merci, merci ! »

Karmazinoff salua cérémonieusement et, rouge comme un homard, rentra dans les coulisses.

— Personne ne se mettra à ses genoux ; voilà une supposition bizarre !

— Quel amour-propre !

— C’est seulement de l’humour, observa un critique plus intelligent.

— Oh ! laissez-nous tranquille avec votre humour !

— Pourtant c’est de l’insolence, messieurs.

— Du moins à présent nous en sommes quittes.

— A-t-il été assez ennuyeux !

Les auditeurs des derniers rangs n’étaient pas les seuls à témoigner ainsi leur mauvaise humeur, mais les applaudissements du public comme il faut couvrirent la voix de ces malappris. On rappela Karmazinoff. Autour de l’estrade se groupèrent plusieurs dames ayant à leur tête la gouvernante et la maréchale de la noblesse. Julie Mikhaïlovna présenta au grand écrivain, sur un coussin de velours blanc, une magnifique couronne de lauriers et de roses naturelles.

— Des lauriers ! dit-il avec un sourire fin et un peu caustique ; - — sans doute, je suis touché et je reçois avec une vive émotion cette couronne qui a été prépa