Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/168

Cette page n’a pas encore été corrigée

Mieux eût valu sans doute ne pas relever cette observation d’un imbécile probablement ivre. Il est vrai qu’elle fut suivie de rires irrespectueux.

— Une vache, dites-vous ? répliqua aussitôt Karmazinoff dont la voix devenait de plus en plus criarde. — Pour ce qui est des corneilles et des vaches, je prends, messieurs, la liberté de m’abstenir. Je respecte trop le public, quel qu’il soit, pour me permettre des comparaisons, même innocentes ; mais je pensais…

— Pourtant, monsieur, vous ne devriez pas tant… interrompit un des auditeurs assis aux derniers rangs.

— Mais je supposais qu’en déposant la plume et en prenant congé du lecteur, je serais écouté…

Au premier rang, quelques-uns osèrent enfin élever la voix :

— Oui, oui, nous désirons vous entendre, nous le désirons ! crièrent-ils.

— Lisez, lisez ! firent plusieurs dames enthousiastes, et à la fin retentirent quelques maigres applaudissements. Karmazinoff grimaça un sourire et se leva à demi.

— Croyez, Karmazinoff, que tous considèrent comme un honneur… ne put s’empêcher de dire la maréchale de la noblesse.

Soudain, au fond de la salle, se fit entendre une voix fraîche et juvénile. C’était celle d’un professeur de collège, noble et beau jeune homme arrivé récemment dans notre province.

— Monsieur Karmazinoff, dit-il en se levant à demi, — si j’étais assez heureux pour avoir un amour comme celui que vous nous avez dépeint, je me garderais bien d’y faire la moindre allusion dans un article destiné à une lecture publique.

Il prononça ces mots le visage couvert de rougeur.

— Messieurs, cria Karmazinoff, — j’ai fini. Je vous fais grâce des dernières pages et je me retire. Permettez-moi seulement de lire la conclusion : elle n’a que six lignes…

Sur ce, il prit son manuscrit, et, sans se rasseoir, commença :