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oit de lui répondre, tandis que s’il n’avait rien dit, l’auditoire l’aurait laissé achever sa lecture sans encombre, ou, du moins, se serait borné, comme précédemment, à de timides protestations. Peut-être espérait-il obtenir des applaudissements en réponse à sa question ; en ce cas, il se serait trompé : la salle resta muette, oppressée qu’elle était par un vague sentiment d’inquiétude.

— Vous n’avez jamais vu Ancus Marcius, tout cela, c’est du style, observa soudain quelqu’un d’une voix pleine d’irritation et même de douleur.

— Précisément, se hâta d’ajouter un autre : — maintenant que l’on connaît les sciences naturelles, il n’y a plus d’apparitions. Mettez-vous d’accord avec les sciences naturelles.

— Messieurs, j’étais fort loin de m’attendre à de telles critiques, répondit Karmazinoff extrêmement surpris.

Depuis qu’il avait élu domicile à Karlsruhe, le grand génie était tout désorienté dans sa patrie.

— À notre époque, c’est une honte de venir dire que le monde a pour support trois poissons, cria tout à coup une demoiselle. — Vous, Karmazinoff, vous n’avez pas pu descendre dans la caverne où vous prétendez avoir vu votre ermite. D’ailleurs, qui parle des ermites à présent ?

— Messieurs, je suis on ne peut plus étonné de vous voir prendre cela si sérieusement. Du reste… du reste, vous avez parfaitement raison. Personne plus que moi ne respecte la vérité, la réalité…

Bien qu’il sourît ironiquement, il était fort troublé. Sa physionomie semblait dire : « Je ne suis pas ce que vous pensez, je suis avec vous, seulement louez-moi, louez-moi le plus possible, j’adore cela… »

À la fin, piqué au vif, il ajouta :

— Messieurs, je vois que mon pauvre petit poème n’a pas atteint le but. Et moi-même, paraît-il, je n’ai pas été plus heureux.

— Il visait une corneille, et il a atteint une vache, brailla quelqu’un.